JOURNAL

 

"Celui qui dit la vérité, il doit être exécuté."

 

N°46,          31 aout 2000

 


Ben Ali, Le miracle tunisien

 

          Quiconque met les pieds en Tunisie ne tarde pas à s'apercevoir qu'au delà des palmiers et du ciel bleu, le pays tout entier vit à l'heure du président ben Ali, sous l'œil inquisiteur de ses portraits qui rythment chacun de nos pas ; Ben Ali ou un culte de la personnalité à la limite de la bouffonnerie et qui pourrait faire rire s'il n'avait d'aussi sanglantes répercussions.

          Le général Zine el-Abidine Ben Ali, qui a débarqué le 7 novembre 1987, le vieux lion sénile qu'était devenu Bourguiba, gardera toujours une blessure au cœur ; jamais il n'aura le charisme et la culture du vieux dictateur, et de cela, il se venge chaque jour un peu plus sur le peuple tunisien.

          Ben Ali a transformé la Tunisie en une immense caserne..

L'irrésistible ascension du Président Ben Ali

          Comme il se doit, la vie du Président a été remaniée par ses hagiographes. Dans la version officielle, seule disponible en librairie, on apprend que, très jeune, Zine Ben Ali s'engage dans l'action militante contre le colonialisme. Travailleur acharné et méritant, il poursuit parallèlement de brillantes études, et le bac obtenu, s'engage dans des études de droit puis juste après l'indépendance (1956) s'inscrit à Saint-Cyr.

          La réalité est un peu différente ; en 1956, le jeune Zine est sélectionné par le néo Destour, parti de Bourguiba, pour un stage bref à Saint-Cyr et ce, bien qu'il n'ait pas le Bac et que personne ne se souvienne l'avoir un jour aperçu dans les rangs de la résistance Tunisienne. Sa véritable formation, Zine Ben Ali l'effectue après l'indépendance et après son mariage avec la fille du chef d'état major de l'armée tunisienne, qui était un français ; il passe vingt mois aux États Unis, à l'école militaire supérieure de renseignement et de sécurité de Baltimore. A son retour, beau-père oblige, il est nommé Directeur de la Sécurité Militaire. Sa carrière commence là, en gestionnaire zélé des camps disciplinaires de la frontière algérienne. Les clients sont nombreux et Zine passe aux travaux pratiques : fichage, réseaux d'indicateurs, Torture etc. Seront détenus dans ses camps des centaines d'étudiants arrêtés à la suite des émeutes de 1966.

          Ben Ali devient incontournable, ce qui est mal vu en autocratie. De 1974 à 1978, on le retrouve donc embassadeur au Maroc. A son retour, le torchon brûle entre le pouvoir et l'UGTT (Union Générale des Travailleurs Tunisiens). Les grèves et manifestations se multiplient.

           Dix ans plus tôt le régime de Bourguiba avait cru en finir avec l'opposition en multipliant les grands procés contre l'extrème gauche, et en encourageant en sous main la création de " l'association de sauvegarde du Coran ", censée faire contre-pouvoir devant les revendications ouvrières. Le jeu était dangereux. En 1978, l'extrème gauche s'est reconstituée et les fondamentalistes ont acquis une certaine assise. Ben Ali, de retour du Maroc, est donc bombardé directeur de la sûreté nationale. La répression s'abat, et à peine nommé, Ben Ali a recours aux militaires. Le 26 janvier 1978 la troupe tire sur les manifestants : cent morts et des centaines de blessés. Les tunisiens appellent ça le Jeudi Noir. Ben Ali reprend la sécurité en main, réorganise la police militaire, le police politique, et installe des postes de police dans chaque université (en plus des flics en uniformes, il y a des indics dans chaque fac).

 

Ben Ali Président

          Décidément, le Général Ben Ali est efficace. Trop peut-être. On n'aime guère la concurrence, au palais de Carthage ! Et on l'envoie prendre le frais en Pologne ; Ambassadeur de 1980 à 1884.

          Avant de faire ses valises, il aura quand même pris le temps de se rapprocher de Saïda Sassi, que les tunisiens appelaient la hyène de Bourguiba, et qui est à la fois sa nièce et son bras droit.

          Fin décembre 1983, éclate " la révolte du pain ". Le nom de Ben Ali recommence à circuler à Carthage. Mitterrand s'inquiète de l'ampleur des émeutes, mais Bourguiba le rassure, via De Grossouvre, grand amateur de chasse aux sangliers dans les forêts du Nord Tunisien ; Ben Ali est rappelé illico presto et nommé pour la seconde fois à la sûreté nationale.

          L'histoire s'accélère, en trois ans, Ben Ali s'assure des soutiens dans le personnel politique, il se rapproche de Bourguiba et de sa nièce Saïda. En 1986, il est sous-secrétaire d'état, en mai 1987, il est nommé Ministre de l'Intérieur, et en octobre 1987, le voilà promu Premier Ministre.

          Un mois plus tard, il porte l'estocade. Bourguiba est débarqué en douceur, avec l'accord de tous, dans la nuit du six au sept novembre 1987, et envoyé se reposer à Monastir, sa ville d'origine, après trente ans de bons et loyaux services...

          Dans son discours à la nation, le sept novembre, Ben Ali fait souffler le vent de la liberté ; instauration de l'état de droit, démocratie, octroi des libertés. Une cascade de mesures libérales tombe sur une Tunisie ébahie mais soulagée d'être débarrassée d'un Bourguiba archi-sénile (les tunisiens finissaient par avoir honte des bains de mer télévisés, trois fois par jours, de leur vieux Libérateur). Dans les jours qui suivent, la cours de sûreté de l'état est supprimée, la torture officiellement interdite et Amnesty International autorisée sur le territoire. On libère Gannouchi, la figure emblématique de l'Islam en Tunisie et on élargit 2400 prisonniers politiques (ceux-là mêmes que Ben Ali avait fait incarcérer comme Ministre de l'Intérieur).

          Gannouchi troque son titre d'Émir contre celui plus laïc de Raïs et son parti est rebaptisé " ennahdha " (la renaissance). Il reconnaît même la légitmité du très libéral code du statut personnel qui, depuis 1957, donne aux tunisiennes les mêmes droits qu'aux tunisiens. De son côté, Ben Ali accomplit un pélerinage à La Mecque où il déclare, fort habilement, que " l'état est seul responsable de l'épanouissement et du rayonnement de l'Islam ". La gauche tunisienne est séduite par certains gestes d'ouvertures : le vieux parti destourien est rebaptisé RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique) et les multiples statues du vieux sont déboulonnées.

 

Aujourd'hui la Tunisie

 

          Les élections promises ont bien lieu en 1989 ; Elles signent largement le processus de démocratisation puisque le président Ben Ali est élu avec 99,20 % des suffrages...

          Depuis dix ans, et deux élections présidentielles plus tard, Zine Ben Ali continue à pratiquer le double langage avec un art consommé. Sans se départir jamais de son discours sur la démocratie, le pouvoir réprime tous azimuts et le quadrillage du pays atteint des sommets. Pour l'année 1990, la Ligue Internationale des Droits de l'Homme, évalue à 7000 les militants (ENNADAH ou extrème-gauche) passés par les locaux de la police. D'une même voix, les organisations internationnales de défense des droits de l'homme dénoncent la torture systématique. Ben Ali, inspiré par Ceaucescu, organise pour les suspects de spectaculaires aveux télévisés.

          Quant à l'opposition politique, elle est brisée par le système de la douche écossaise ; d'abord flattée (on offre des postes importants à diverses personnalités) elle est ensuite sévèrement réprimée. Deux leaders du MDS (" démocrates ") sont condamnés à onze ans et cinq ans de prison. Rien d'étonnant si l'on en juge par l'intéressant article 25 de la loi du 3 mai 1988 qui stipule " ...est puni d'emprisonnement tout fondateur ou dirigeant d'un parti qui, par son attitude, ses contacts, ses prises de position, ses propos ou écrits, vise à entreprendre une action de démocratisation de la nation dans le but de troubler l'ordre public ou de porter atteinte à la sûreté intérieure ou extérieure de l'état. " Même De Gaulle n'aurait pas osé ! Le RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique, Parti de Ben Ali) contrôle le pays : 7500 cellules de base (dans les quartiers), 2200 cellules professionnelles (dans les usines). Le culte de la personnalité, lui, est à son comble. Son portrait est omniprésent : magasins, bureaux, usines, stations services, et jusqu'aux pare-brises des taxis... Le journal de 20H fait allégeance pendant 20 minutes à Zine Le Prophète. Le nombre des policiers est passé de 20 000 à 85 000, soit presqu'autant qu'en France, qui est six fois plus peuplée. Le budget de la sécurité a été multiplié par quatre. On comprend aisément pourquoi les tunisiens n'évoquent jamais le nom de Ben Ali ou alors mezza voce et surtout pas dans la rue ou dans un taxi... " La Presse ", le quotidien gouvernemental, explique au peuple que " Ce climat de sécurité permet aux tunisiens de travailler mieux et donc de produire plus ". Pour la sérénité des tunisiens, Ben Ali a également promulgué une loi qui stipule que " Toute personne qui transmet à une organisation internationale des informations de nature à ternir l'image de la Tunisie est passible de 5 à 12 ans de prison. " Précisons que la LDH, Amnesty International sont organisations non gratta. L'union des femmes démocrates qui ose dire que le droit des femmes en Tunisie est devenu un alibi du pouvoir, est muselée. Le journaliste Taoufik Ben Brik (correspondant du journal La Croix depuis 1995) et l'avocate Radhia Nasraoui comptent parmi les rares qui ont réussi à faire entendre leurs voix au delà des frontières. Si leur vie semble protégée, il n'en est pas de même pour des milliers d'autres, persécutés, torturés, tué(e)s. Taoufik et Radhia, parmi tant d'autres sont quotidiennement harcelés : privation de passeport, appartement saccagés, pressions diverses. Le mari de Radhia Nasraoui a été condamné récemment à 9 ans de prison pour appartenance à l'Extrème-Gauche ; il est passé dans la clandestinité.

 

L'impunité, jusqu'à quand ?

 

          Depuis 13 ans, le régime Ben Ali bénéficie de la bienveillance, c'est-à-dire de la complicité internationale. Le FMI et la Banque Mondiale se félicitent des résultats économiques de ce pays de 9 millions d'habitants, qui fait figure de bon élève au regard d'un voisinage ingérable. En 13 ans, le niveau de vie a doublé et 80% des tunisiens sont propriétaires de leur logement. 70% des enfants de 12 à 17 ans sont scolarisés (contre 40% au Maroc) et l'analphabétisme n'est plus que de 20% pour les hommes et 40% pour les femmes. Les résultats au niveau de la santé sont bons. Et l'espérance de vie est de 70 ans. Des résultats obtenus grâce à l'injection de sommes énormes dans l'économie ; subventions de la banque mondiale, de l'Europe, mais aussi de capitaux d'origine douteuse qui, selon certains milieux autorisés, ne seraient pas budgétisés et proviendraient directement du blanchiement des bénéfices du trafic de drogue. Rappelons pour mémoire l'affaire de la couscous connection où le frère du président, Moncef Ben Ali, a défrayé la chronique. Spécialiste du trafic de stupéfiant, Moncef fait l'objet d'un mandat d'arrêt international en 1992. Après avoir démenti tout lien de parenté, Ben Ali usera de toute son influence pour blanchir son frère. Moncef sera condamné à 10 ans de prison par contumace, mais coulera des jours prospères à Tunis jusqu'à son décès en 1996. " Arrêt cardiaque ", dit la version officielle. " Mitraillette ", confirment les tunisiens.

          L'économie tunisienne est aux mains d'un affairisme débridé. Des " inconnus " ont fait paraître dans l'Audace, journal de l'opposition (qui siège en France), un article très documenté et intitulé " Ces familles qui pillent la Tunisie ". Ces familles sont au nombre de deux : la famille Ben Ali et la famille Trabelsi (famille de l'épouse de Ben Ali) Slim Chiboub, gendre du Président, et Belhacen Trabelsi en sont les chefs de clan. Comme par hasard, ce dernier vient d'épouser la fille du patron des patrons tunisiens.... Tous dans les " affaires ", ils contrôlent le tourisme, l'immobilier, le pétrole, l'import-export et, bien sûr, les télécommunications. Et comme il faut faire marcher les affaires, le libéralisme progresse à pas de géant. La surconsommation, fortement encouragée, est financée par un endettement de plus en plus grand. Le crédit se répand sauvagement, fragilisant le secteur bancaire.

          Depuis 1995, Ben Ali est promu partenaire intouchable de la CEE. En Avril 1995, Carthage signe un accord d'association avec Bruxelles qui, à terme, doit conduire au libre-échange entre les deux zones. Voilà donc les droits du peuple tunisien sacrifiés sur l'autel de la mondialisation.

          Mais la machine risque de s'emballer car cet accord n'est pas sans risque. La " mise à niveau des entreprises " implique, selon Bruxelles, la disparition d'un tiers du tissu industriel tunisien. Et bien sûr, une aggravation du chômage déjà proche de 25%. Le problème des diplômés chômeurs, bien connu des pays en voie de développement, devient une bombe à retardement.
          De plus il faut noter que Ben Ali bénéficie de moins en moins du soutien de la classe politico-journalistique française. Les amis de Ben Ali, le trio pasqua-chirac-seguin, ne tire plus les ficelles et jospin inaugure une ère qui semble un peu moins complaisante vis à vis du régime.
           Enfin, la suffisance du général le conduit aux pires bourdes, comme avoir réussi à se mettre à dos des amis influents de toujours, comme Jean Daniel du Nouvel Observateur en interdisant un livre où, l'espace de 3 lignes, l'auteur égratigne le régime. 
           

 

            Non, le pt Ben Ali n'a pas d'humour. Et c'est peut-être le plus grave pour un peuple vivant et créatif qui ne saurait supporter de vivre dans une caserne encore longtemps. La Tunisie se cherche, balotée entre un libéralisme mafieux et des traditions de plus en plus sacrifiées sur l'autel du modernisme. Héritier d'une longue tradition de lutte, le peuple tunisien n'a pas le sens du sacrifice et à terme, même les prétendus succés économique du Président Ben ali pourraient bien se retourner contre lui. Celui-ci ne s'y trompe guère. En élève appliqué des renseignements américains, il tient scrupuleusement ses petites fiches. Et que peut-il y lire ? Que 80% des tunisiens ont moins de 20 Ans, que l'extrème gauche est plus que jamais implantée à l'université et que la société civile vient de créer clandestinement un conseil national pour les liberté (CNLT).
          Le président Ben Ali, sous le couvert de lutte contre l'intégrisme, aura beau multiplier les opérations de nétoyage, il ne parviendra pas à baillonner les tunisiens.

 

vero         

 


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