2 février 2003

 

La guerre secrète

           

          Dans une des galeries glaciales de Charleroi centre, qui semblent avoir été construites pour concentrer les courants d’air plutôt que pour abriter des intempéries, un libraire exposait devant sa vitrine une collection disparate de livres soldés. Il y avait là les aventures éditoriales les plus improbables, qui s’étaient mal terminées, et parfois des livres précieux, mais méconnus. Quelle tentation ! A la longue, est-ce une illusion ? Le libraire sembla deviner à l’avance mes tentations. La table à tréteaux fut garnie de trois ou quatre ouvrages dont le thème prolongeait ou éclairait sous un autre jour ceux que j’avais achetés la semaine précédente.

          Un des opuscules fascinants que j’ai acquis là est de Jean-Pierre Nicolas, un Français que Vladimir Volkoff, dans sa préface, appelle " mon commandant. ". Edité en 1989 au " roi d’armes " à l’occasion du 200ème anniversaire de la Révolution française, il s’intitule : " 1789-1989: deux cent ans de guerre révolutionnaire ". Il est sorti au dernier moment où le mur de Berlin était encore debout et où la Perestroïka de Gorbatchev semblait une simple réforme de l’empire communiste.

          L’ouvrage raconte qu’il y a deux cent ans, une cassure s’est produite dans la société. La Révolution française est " le premier exemple de révolution contre l’ordre naturel des sociétés ". La société d’alors était un tout où chacun était bien à sa place, quand soudain, les loges maçonniques de libre-penseurs et de refaiseurs de monde sont sorties du secret et ont tout chamboulé conformément à leur plan de révolte contre la création.

          Alors, la Terreur s’est abattue. La révolution commence par l’anarchie : " De son souffle de mort, l’anarchie embrasse le monde "  Elle l’embrasse en lui promettant la liberté. Mais les anarchistes ne sont que l’écume sur la vague jacobine ou stalinienne ; ils sont les bourdons qui meurent en fécondant l’œuvre de leurs camarades ouvrières. La révolution mange ses propres enfants et conduit vers la terreur. Etant une révolte contre la création, contre ses hiérarchies naturelles et contre ses lois économiques, la révolution organise la guerre civile permanente contre l’ordre naturel de la société, l’élimination permanente des élites, au fur et à mesure qu’elles émergent, et leur déportation hors d’une société totalitaire qui nivèle vers le bas.

          C’est ainsi que la Révolution française a conduit au jacobinisme. C’est ainsi que, dans le grand corps social désormais atteint de poussées révolutionnaires comme d’une malaria, la révolution russe a éliminé les mêmes tendances anarchistes ou réformistes pour mener au stalinisme.

Pieux mensonges

          Ce qui est curieux dans cet ouvrage, ce n’est pas seulement la référence à la monarchie française comme à un âge d’or ; ce n’est même pas non plus la référence à Dieu à travers le concept normatif de "  création ", ni le démon identifié au processus révolutionnaire. Non, il y a encore plus curieux que cela. L’auteur et le préfacier, en 1989, estiment que le monde libre est en danger imminent d’être conquis par le communisme. Ils exposent que dans la partie du monde restée libre, l’autorité naturelle, légitime en ce qu’elle respecte à la fois la création, ses inégalités sociales et ses lois économiques, est gravement menacée par l’action d’agents secrets du communisme, qui influencent les opinions publiques, et infiltrent les gouvernements, en se faisant passer pour des humanistes progressistes doux, et en diffusant des idées légèrement démagogiques qui mettent trop de monde d’accord.

          L’ouvrage exalte alors l’engagement de pieux contre-révolutionnaires qui, depuis 200 ans, repoussent l’offensive ténébreuse et ont réussi jusqu’à présent à sauver de justesse une partie du monde. Parfois, ils sauvent les gouvernements du monde libre en dépit d’eux ou à leur insu, alors que ces gouvernements, ignorant le danger, veulent pactiser avec les fameux agents secrets du communisme, dont ils méconnaissent l’appartenance. Parce que la révolution s’avance masquée, la contre-révolution fait elle-même son boulot dans l’ombre, loin des médias et de l’opinion publique. Et ce n’est pas du boulot propre. L’ouvrage dit à quelques reprises que tous les coups sont permis, puisque l’ennemi, qui est rien moins que diabolique, utiliserait la moindre indulgence à son profit, avec toutes les conséquences incalculables que cela peut avoir sur l’avenir de l’humanité.

          Si la description du processus révolutionnaire par l’auteur est troublante, il profite de sa pénétrante analyse pour mentir à ses lecteurs, en espérant que les lecteurs avaleront le mensonge enrobé de vérité. Il surestime la menace communiste, à une époque où il est impossible que des militaires français soient encore ignorants de la faiblesse de l’empire communiste et de son renoncement à conquérir le monde. Cela ressemble à de la paranoïa, mais de la paranoïa de commandant, c’est de la paranoïa stratégique. Ensuite, l’ouvrage prévient le lecteur contre toute sympathie vis-à-vis du thème de la justice sociale : les défenseurs de ce thème sont des agents secrets, ou des innocents manipulés par eux . Autant de mensonges pieux !  En se croyant attaqués par le communisme, et ratissant large dans leur riposte, de manière à faucher tous les humanistes, même les plus gentiment réformistes, les disciples de Jean-Pierre Nicolas obéissent à un plan trop divin pour leur être exposé en entier. La face de Dieu ne se contemple pas !

 

Une increvable intoxication

          Alors que je recherchais quels pouvaient bien être le contexte et le lectorat d’origine du livre échoué comme un météorite sur la table à tréteaux de la galerie de Charleroi, j’ai lu dans un article d’Historia de novembre 1999 : " On retrouve dans toute la littérature antisémite du XIXème siècle l’idée que, depuis la Révolution française, un processus s’est mis en branle qui annonce la venue de l’Antéchrist. Nous nous trouverions donc dans une période apocalyptique ".

          L’ouvrage de Nicolas s’inscrirait donc dans la filiation d’une littérature antisémite, quoi qu’à aucun moment il ne parle lui-même des juifs ou des sionistes, et qu’il ne contienne donc aucune trace d’antisémitisme. Nicolas attribue la Révolution aux francs-maçons, pas aux juifs. C’est à peine s’il mentionne que les sociétés secrètes où l’on refait le monde en toute liberté, hors de portée des grands oreilles absolutistes, descendent de la tradition de la Cabale.

          L’article d’Historia de novembre 1999 que je viens de citer raconte l’extraordinaire aventure des Protocoles des sages de Sion. Pour essayer de justifier les pogroms devant une opinion diplomatique française de plus en plus rétive, un chef des services secrets russes, présent à Paris, commanda une petite intoxication à son ami Mathieu Golovinski, un intellectuel russe exilé, fort en plume et qui avait besoin de quelque argent. C’est pour exécuter cette commande qu’en 1901, Golovinski prit dans sa bibliothèque un pamphlet antibonapartiste que Maurice Joly avait publié en 1864 : " Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu ".

          Dans ce pamphlet, le personnage de Machiavel, se moquant des valeurs morales de Montesquieu, démontre que l’art de gouverner le plus cynique et le plus débarrassé de tout scrupule, tend vers la création d’un gouvernement mondial qui anéantira les monarchies du monde, et toute justice dans le monde. Joly oppose Napoléon-Machiavel aux monarchies. L’auteur ne sait pas si bien dire : il anticipe la mondialisation, dont Napoléon fut un précurseur. Mais en 1864, il ne trouve à y opposer que ces charmantes monarchies d’antan aux inégalités sociales si naturelles. C’est un peu comme aujourd’hui où les Etats de droit(s) sociaux nous deviennent presque sympathiques dans leur débâcle face plus gros qu’eux. 

          Mathieu Golovinski, lui, réalise une sorte de plagiat de ce pamphlet. Il transfère les exposés du personnage de Machiavel à un imaginaire grand maître d’une loge regroupant les chefs suprêmes du peuple juif. Il rédige ainsi de fausses minutes de ces réunions secrètes, au cours desquelles le grand maître expose à son auditoire complice un plan judéo-maçonnique de conquête du monde. Ce plan vise à la destruction de la civilisation chrétienne et des monarchies traditionnelles, pour installer un roi des juifs à la place encore jamais prise de roi du monde.

          Les Protocoles paraissent un à un dans un obscur journal de pogromistes russes. En 1905, le mystique russe Serge Nilus s’en empare : il les rassemble et les publie à faible tirage, accompagnés d’une introduction : " L’Antéchrist est tout près, à la porte… l’Antéchrist vient et le règne du diable sur terre est proche ! ! " En 1918, en retrouvant un exemplaire annoté de l’ouvrage dans la pièce où l’impératrice de Russie vient d’être assassinée, on sait qu’elle s’est crue victime du complot judéo-maçonique apocalyptique que lui annonçaient ses directeurs de conscience.

          En réalité, la révolution d’octobre est bien davantage l’effet des services secrets de l’empereur d’Allemagne, que des sages de Sion. Pacifistes, les Bolchévics voulaient mettre fin à la guerre entre la Russie et l’Allemagne. Ils bénéficièrent d’une aide matérielle substantielle de la part de l’empereur d’Allemagne, qui les considérait comme une arme biologique de destruction massive à balancer dans le camp adverse. Pour rien au monde il n’aurait voulu de ça dans ses tranchées.

          Au lendemain de la Révolution d’octobre, loin d’en accuser l’empire allemand, les propagandistes tzaristes claironnent que toutes les autres monarchies d’Occident sont menacées par les juifs. Les monarchistes y croient. N’est-ce pas une explication commode de l’instabilité qui les menace? Le bouc émissaire sensé conspirer en secret les dispense d’écouter ce que les révolutionnaires disent, et d’envisager la moindre remise en question d’un modèle social féroce. En 1920, les Protocoles sont traduits dans presque toutes les langues européennes. Comme c’est rebattu et que c’est dans l’air du temps, beaucoup de gens finissent par croire à fond et de toute bonne foi au danger judéo-bolchévico-maçonnique. Hitler fonde son entreprise génocidaire sur cette intoxication généralisée.

          En 1921, les Protocoles sont traduits en arabe par des chrétiens du Proche-orient. C’est par cette voie qu’en 1951, alors que l’Europe les a fourrés honteusement dans un tiroir obscur de l’histoire, Muhammad Kalifa al-Tunsi en publie en Egypte une version précédée d’une longue introduction qui en démontre l’origine sioniste. Les sionistes veulent gouverner le monde et veulent la fin de la civilisation arabe… si bien que derrière la légitime résistance à Israël, on peut de temps en temps reconnaître, en version musulmane, des dérapages démonologiques inspirés par l’increvable intoxication de Mathieu Golovinski.

          L’auteur des Protocoles est décédé obscurément en 1920 sans connaître le succès hallucinant de son coup. Cependant arrive enfin le temps où la théorie judéo-maçonnique régresse et se fait marginale. En se débarrassant de l’antisémitisme, l’ouvrage contre-révolutionnaire de Nicolas vise un public plus large.

 

Le chaînon manquant

          En 1989, dit Jean-Pierre Nicolas, l’œil averti décèle un danger de révolution communiste mondiale sous le masque de Gorbatchev qui veut, par sa perestroïka, se concilier l’opinion publique mondiale. On décèle le même danger dans la présidence de Mitterand. L’offensive sournoise du communisme exige une lutte permanente de la part de soldats de la contre-révolution. Ainsi l’ouvrage prétend, ou avoue, que se déroule une guerre secrète bien actuelle contre le socialisme le plus modéré et le plus réformiste. Qui sont les gens qui la mènent ? A qui s’adresse le commandant Nicolas ? Est-il un supérieur d’une société militaire secrète ? On est assez perplexes.

          Ce qui va faire avancer la réponse à cette question, c’est un opuscule paru aux éditions Autrement début 2003, sur : " Les forces spéciales : nouveaux conflits, nouveaux guerriers ".

          Un prof d’histoire, Pascal Le Pautremat, a obtenu que des militaires décrivent très clairement la guerre contemporaine, où le rôle principal est tenu par des commandos d’une dizaine d’hommes, sélectionnés, surentraînés, pour ne pas dire surdoués. L’ouvrage annonce un progrès humaniste dans l’art de la guerre: les grandes armées qui s’affrontent sur un front, c’est dépassé. Depuis 1914-18, bien avant la menace nucléaire, le développement de l’artillerie avait déjà transformé la guerre d’antan en un fauchage des assaillants par centaines de milliers où aucune notion de patriotisme ou d’héroïsme ne tenait plus le choc du réel. Le déserteur de Boris Vian s’est levé là. A continuer ainsi, les masses ne suivraient plus.

          Maintenant, les guerres ne se font plus qu’avec de petits commandos. Tombés du ciel ou remontant des profondeurs marines, ils se glissent à l’insu de tout le monde en territoire ennemi, dans les pays où ils doivent opérer. Ils agissent généralement de nuit. Ils sont équipé de matériel pour voir dans le noir, de matériel pour connaître leur position exacte, de camouflages divers pour déjouer le même genre de matériel à supposer que l’ennemi en possède, et d’une grande puissance de feu munie des dispositifs nécessaires pour être la plus silencieuse possible. Ces petits commandos, dont un aspect de la formation consiste à connaître les insectes comestibles, peuvent rester des semaines en parfaite autonomie en pays ennemi afin d’exécuter différentes sortes de missions.

          Lesquelles ? Oh, n’importe quoi, de l’humanitaire et du destructeur. Evacuation de ressortissants, actions commando dans les profondeurs des lignes ennemies, assassinats de personnalités politiques, aide médicale d’urgence à l’armée " normale ", libération d’otages, renseignement, captage de transmissions, maintenance à l’appui de transmissions…

          Ils peuvent, par exemple, renseigner l’état-major afin de guider des bombardements aériens. C’est ce qu’ils ont fait dans les montagnes d’Afghanistan en 2001-2002 pendant l’opération " Liberté immuable ". Il leur arrive, et même souvent, de travailler avec la population locale, afin que leur action à eux soit signée par elle. Un des critères de leur sélection est d’ailleurs leur aptitude à communiquer avec la population et leur capacité de persuasion à ces occasions. Ainsi, ils organisent et entraînent une guérilla ou une armée locales ; ou encore, ils mettent sur pied un réseau d’espionnage pour contrer une guérilla ou une hostiles (p. 11, p. 9).

           

Une armée au service d’une stratégie mondiale

          L’ouvrage collectif dirigé par l’historien Le Pautremat tient merveilleusement l’équilibre instable entre l’éloge des super-soldats et les révélations sulfureuses aux antimondialistes, de sorte que les militaires ont bien voulu y collaborer, et que chacun le lira selon sa culture.

          Si on en approfondit un peu la lecture, on s’aperçoit que les Forces spéciales n’ont pas été inventées après 1945 pour éviter à l’avenir de grandes guerres sales. D’abord, les Forces spéciales ont toujours existé en marge des armées. Ensuite, après 1945, elles répondaient surtout aux nécessités de la guerre contre les aspirations du Tiers-Monde et de certains Etats du monde entier à rejoindre le bloc communiste (p. 7). Aha ! Les Forces spéciales pousuivent donc exactement le même objectif que les pieux contre-révolutionnaires un peu abstraits à qui Jean-Pierre Nicolas enseigne son eschatologie.

          Cette contre-révolution, explique ensuite l’ouvrage sur les Forces spéciales, a dû être décidée contre l’opinion publique, à son insu. Peu après la deuxième guerre mondiale, l’analyste militaire américain George Kennan écrivit : " Nous devons comprendre qu’une bonne partie des succès russes est le résultat de méthodes clandestines et non conventionnelles. A mon avis, le peuple américain ne veut pas nous voir opter fondamentalement pour cette méthode. J’estime toutefois que, dans certains cas et certaines circonstances, nous devons combattre le feu par le feu pour défendre notre sécurité. " Il fallait donc, pour les hautes sphères éclairées, sauver le peuple américain de sa naïveté, et engager la lutte contre le démon communiste sans lui demander son assentiment. On retrouve ici une autre idée présente dans l’ouvrage de Nicolas : les états-majors savent bien que le communisme est le mal totalitaire, mais les peuples commettent l’erreur de croire que c’est un idéal de vie en société, et ont fâcheusement tendance à vouloir s’y engager collectivement via des élections libres, comme les Allemands en 33. Les états-majors doivent donc mener contre le communisme une guerre secrète.

          En 1952, les généraux américains fondent les Special Forces. " A Fort Bragg, les recrues sont formées à intervenir en petites unités de dix à quinze personnes. Ils y apprennent à infiltrer, à créer des cellules d’espionnage, à dynamiter des bâtiments, à assassiner des personnalités hostiles et à constituer des organisations amies… C’est un programme d’entraînement tout à fait inédit pour notre armée. " (Peter Franssen et Pol De Vos, " Le 11 septembre : pourquoi ils ont laissé faire les pirates de l’air ", EPO 2002 p. 108 et 109) C’est un entraînement où l’on apprend tous les moyens qui sont normalement interdits quand on se bat contre des hommes, mais ici, on se bat contre le diable, alors c’est autre chose ! Là où Nicolas enseigne pourquoi le contre-révolutionnaire doit être sans pitié, l’ouvrage sur les Forces spéciales explique comment.

          Et maintenant, si vous le voulez bien, on met les lunettes fumées et on regarde la face de Dieu. Etant donné leur naissance contre-révolutionnaire, on aurait pu croire que les Forces spéciales involueraient après la chute de l’empire communiste d’URSS. Eh bien non. Alors que les Forces spéciales de Russie se délitent à cause de la ruine de l’Etat russe, les Forces spéciales occidentales croissent et embellissent. " Durant les années 1990, les Américains, les Britanniques et les Français apparaissent en avance sur les autres grandes puissances. " C’est l’essor, le plein emploi : " Depuis 1990, la France, comme la plupart de ses alliés, a engagé ses forces armées dans plus de quarante crises extérieures, et souvent dans plusieurs simultanément. " (FS p. 8 et 16) Qui connaît ces crises ? La France quarante fois en guerre depuis 1990 ? Mais contre quel ennemi ?

          Les Forces spéciales sont tout simplement l’attribut indispensable de toutes les " nations qui développent une stratégie mondiale " (p. 18) : les Etats-Unis où on les appelle les Bérêts verts, l’Angleterre où on les appelles SAS, la France, Israël où il y en a pléthore sous des tas de noms différents, l’Italie, la Russie où on les appelle Spetsnaz, et enfin l’Allemagne et l’Espagne. " Les intérêts de la plupart des nations occidentales se sont mondialisés ", estime un des auteurs de l’ouvrage (p. 16) : " Entre pays riches et pays pauvres, au milieu d’un environnement naturel en mutation, les grandes puissances préservent leurs intérêts géostratégiques (…) dans une conjoncture instable, entre guerre et paix, et imprégnée de la précarité croissante des ressources naturelles et énergétiques. " Autrement dit, il faut protéger les ressources naturelles et énergétiques de la convoitise des peuples.

           

Opérations à faible signature

          En principe, l’armée est l’armée d’une nation, donc d’un parlement ; et les engagements de cette armée contre des pays étrangers doivent donc être publics, connus du parlement. D’ailleurs, l’ouvrage sur les Forces spéciales précise bien que si les Forces spéciales mènent souvent leurs opérations " en collaboration avec les services secrets " , " en aucun cas les membres des FS ne peuvent être assimilés aux services spéciaux qui, eux, agissent de manière occulte. " Donc, les Forces spéciales agissent de manière ouverte et non occulte. Tenez-vous-le pour dit !

          Mais dans la pratique… " Dans l’action, qui peut être menée à tout moment d’une crise ou d’un conflit, depuis ses prémices jusqu’à son issue, les Forces spéciales permettent aux responsables politiques et militaires de bénéficier d’une liberté de manœuvre et de prise d’initiative avec un maximum de sécurité et de discrétion, en marge des opérations conventionnelles – qui par définition sont plus lourdes, tant en effectifs qu’en moyens engagés. " (p. 11) " Les moyens de haute technologie sont gage de succès, quand de surcroît il faut accomplir des opérations à faible signature ". (p. 12) Cet amusant euphémisme tout droit importé de l’anglo-saxon " traduit la grande discrétion des missions effectuées, leurs auteurs, par définition, ne devant pas être découverts ou reconnus. " Diable ! Mais alors, ne peut-on pas attribuer leurs actions à strictement n’importe qui, comme par exemple au fanatisme de quelques religieux ou ethniques locaux ? Les ethnies ont bon dos… En somme, " dans nos démocraties, les Forces spéciales permettent de mettre sur pied des opérations discrètes et limitées dans le temps, sans déclaration de guerre et sans que les parlementaires ne soient forcément impliqués dans la décision. " (p. 16). La déclaration de guerre est une charmante coutume désuette comme le baise-main.

          Eh, il faut bien être efficace ! Ceci alors que peuple du pays qui va en guerre risquerait de protéger celui du pays cible, sachant qu’il ne récoltera rien du butin de cette guerre, et que même, cette guerre contre un autre peuple démontre l’emploi d’une force qui pourrait au besoin se retourner contre lui.

          Les Forces spéciales agissent, par ailleurs, avec des budgets qui sont assez légers pour être eux-mêmes discrets. " Les Forces spéciales font ainsi partie de ces moyens légers et souples d’emploi ". Elles sont, par conséquent, " susceptibles d’intercéder au plus tôt dans une crise, n’importe où dans le monde. " Légitime défense préventive est le bel oxymore qui convient. Les Forces spéciales " sont surtout capables, mission accomplie, de quitter au plus vite leur zone d’intervention. " Ni vu ni connu ! Et l’Etat agressé, sait-il seulement qui l’agresse ou qu’on l’agresse ?

          Je ne puis clore ce chapitre sans vous expliquer ce que signifie l’adjectif substantisable tant utilisé ici: la discrétion. Lorsqu’une opération discrète est dévoilée, rien n’est dévoilé, puisqu’elle n’était pas secrète. La discrétion est un secret dont le caractère secret est lui-même un secret. Il est donc impossible de savoir s’il s’agit d’une forme atténuée du secret, ou d’une forme renforcée.

           

Main d’oeuvre à haute valeur ajoutée

          La sélection des membres de ces forces spéciales, je l’ai dit, est assez extraordinaire. " Le candidat – depuis peu, en France comme en Grande-Bretagne, les femmes sont autorisées à postuler – doit posséder des qualités psychologiques et physiques exceptionnelles, ainsi que présenter une capacité à agir en autonomie, dans des conditions climatiques et géographiques extrêmes. Il lui faudra en outre disposer d’un solide esprit d’adaptation et de polyvalence, afin d’être apte à faire face à tous les imprévus. Des qualités relationnelles, un sens de la communication et une capacité de persuasion déterminent également un enrôlement dans le FS, toujours susceptibles d’intervenir au milieu de la population. "

          Or, " les candidats ne manquent pas, malgré les extraordinaires rigueurs du recrutement. " Ou plutôt, à cause de celles-ci. "  Qu’ils soient civils ou déjà militaires, leurs motivations sont différentes : idéalisme, goût du risque et de l’aventure, esprit individualiste peu enclin à se plier aux règles de la vie militaire traditionnelle. Tous, en tout cas, auront à faire preuve d’une intelligence et d’une maîtrise de soi de très haut niveau. " C’est bien pourquoi ils se pressent au portillon : parce que réussir des examens, un entraînement et une telle période d’observation est en soi flatteur.

          " Pour identifier et rassembler cette " main d’œuvre à haute valeur ajoutée ", il faut mettre en place un système de sélection particulièrement rigoureux. Etre admis dans le FS n’est pas à la portée de tout un chacun, loin s’en faut. La période de présélection et d’entraînement en vue de " l’examen de passage " est là pour le rappeler, en soumettant les candidats à différents cas de figure auxquels ils seront susceptibles d’être confrontés. Outre les tests de résistance physique, il est courant de voir reconstituer des conditions d’emprisonnement, avec pression psychologique et divers tourments à supporter pendant 24 heures ; moyen éprouvant mais révélateur, permettant de cerner le niveau de résistance et la capacité à gérer son stress. A cela s’ajoutent les sempiternelles courses d’orientation sur plusieurs jours, avec des pelotons de soldats expérimentés lancés à la recherche des postulants, les séances de survie en milieu sauvage, les exercices d’endurance, de maniement d’armes et d’explosifs, les séances de tir à balles réelles, etc. Au final, après plusieurs étapes éliminatoires, ne sont retenus qu’un tiers ou un quart des candidats. La formation psychologique a donc toute son importance puisqu’il faudra disposer d’individus incapables de la moindre défaillance au cœur des missions qui leur seront confiées. "

          Chassé par la guerre 14-18, l’héroïsme revient en force. Dans de petits films et téléfilms couramment diffusés, on voit les supersoldats en action contre un ennemi mal défini, trafiquant de drogue le plus souvent, qui semble un prétexte à exalter les valeurs et la valeur de ceux qui le combattent. Ce n’est pas pour rien que les industries de l’armement s’intéressent aux médias au point d’investir une partie de leurs bénéfices dans des aventures médiatiques déficitaires : cela leur rapporte de pouvoir annoncer et passer " la culture anglo-saxonne ", et tout particulièrement ces petits films.

          Non seulement les spectateurs de ces petits films, mais les membres des Forces spéciales eux-mêmes sont mal informés sur l’ennemi qu’on leur désigne. Même alors que cela devient sérieux et pour du vrai. " D’après quelques anciens membres des FS qui ont bien voulu répondre à nos questions, la place de l’éthique est négligeable dans le travail demandé. Ils suivent une mise en condition mentale où l’idée d’être amené à tuer est parfaitement intégrée et admise. Les intéressés ne se posent alors aucune question puisqu’ils ont la ferme conviction de participer à la défense de la nation, avec le sentiment que la vie d’un homme s’efface devant le destin de centaines d’autres. Ils pratiquent la violence légitimée à laquelle ils s’habituent et à laquelle, une fois sortis des FS, ils s’obligent à ne plus penser. "

          Il n’est pas nécessaire, pour tuer quelqu’un, de savoir exactement qui il est. Les mensonges de Jean-Pierre Nicolas relatifs à la dangerosité de l’ennemi ont des effets très concrets : ils servent de paravent mental à ceux qui tuent pour la contre-révolution. Mais, à l’épreuve de la réalité, de nouvelles failles se dessinent dans la motivation des combattants à la guerre moderne. Si le blues peut naître du manque d’éthique, il naîtra plus sûrement du manque d’autonomie, voire de l’opacité des coordonnées véritables de la mission impartie. " L’intervenant est contrôlé de manière totale et tenu d’exécuter strictement les ordres initiaux ou reçus au cours de la mission… " Le créateur se méfie de ses créatures trop pensantes. C’est normal : il les a choisies pour cela.

           

Conclusion

          Les deux ouvrages, celui de 89 et celui de 03, révèlent que des armées secrètes contre-révolutionnaires, placées sous la responsabilité des gouvernements de quelques Etats ou même d’un ou de quelques ministres de ces gouvernements, recrutent parmi les jeunes qui ne sont nulle part, en les éblouissant au moyen d’une idéologie militaire qui seule peut les arracher au désespoir du destin commun. Elles organisent ces jeunes et les coupent du monde, les couvrent de grades et leur confient des missions au cours desquels ils ne savent pas toujours qui ils tuent. Ces armées mènent dans le monde entier des guerres secrètes, soutiennent des mouvements rebelles, et pèsent sur les Etats afin qu’ils prennent les " bonnes " décisions stratégiques. Elles s’en prennent volontiers à des réformistes, voire à des keynesiens, enfin à toutes les espèces de travaillistes qui veulent récupérer quelque chose des griffes de l’ultra-capitalisme, lorsqu’ils se révèlent inaccessibles à la persuasion et refusent de trahir leurs électeurs. Mais ne soyez pas jaloux, elles s’en prendraient de la même manière aux révolutionnaires, s’ils avaient encore quelque pouvoir dans le monde actuel. La cause de ces armées discrètes est la soumission des peuples à l’idéal social professé par les tables rondes d’industriels multinationaux, même quand cet idéal provoque des phénomènes tels que des disettes et le recul de l’espérance de vie d’une dizaine d’années comme on l’observe ici et là dans le monde actuel.

          Dans quelle mesure les guerres civiles ethniques, les fondamentalismes religieux d’un autre âge, ne sont-ils pas des phénomènes biaisés, et parfois créés de toutes pièces, par l’armée discrète d’un Etat ou de quelques Etats alliés ? Si l’on pouvait, d’un coup de baguette magique, supprimer de telles interventions extérieures, n’aurait-on pas une autre vision d’ensemble de ce qu’est l’humanité, ne pourrait-on pas remettre en cause dans une large mesure son degré de violence et d’adhésion à des idéologies absurdes, et ne comprendrait-on pas l’absurdité du concept de " poudrière " : la poudrière des Balkans, la poudrière du Caucase, la poudrière colombienne et autres histoires de poudre ?


Retour en AG

Vive la révolution : http://www.mai68.org
                                    ou : http://www.cs3i.fr/abonnes/do
           ou : http://vlr.da.ru
              ou : http://hlv.cjb.net